A propos
Jean-Honoré Fragonard(1732-1806)
Jean-Honoré Nicolas Fragonard est un peintre français spécialisé dans le genre libertin et les scènes galantes, est l'un des principaux représentants du style rococo français.
Une trop grande célébrité peut nuire à la gloire véritable. En effet, le nom de Fragonard n'est pas de ceux que l'on doit tirer de l'oubli ; sa réputation a toujours été grande, mais faussée par des malentendus. Fragonard passe communément pour un peintre galant et virtuose, l'incarnation parfaite, avec Boucher, du XVIIIe siècle spirituel, léger et polisson. C'est oublier que, lorsqu'il commence à peindre, la Régence est déjà bien loin, et que seize années seulement le séparent de David, qui fut son ami. C'est ramener toute une production, qui fut abondante et diverse, à La Gimblette et à L'Escarpolette.
Au demeurant, ce peintre mal jugé est aussi un peintre mal connu : il reste des obscurités et des incertitudes dans la chronologie et le catalogue. Pourtant, on possède assez d'œuvres sûres et datées pour que l'on puisse essayer de dégager les traits principaux de cette attachante figure. Il y a bien chez Fragonard un artiste gracieux, virtuose, quelque peu immoral, la seule image que la postérité semble avoir retenue. Mais il y a aussi un génie audacieux, dont la place dans la seconde moitié du XVIIIe siècle français et européen est tout à fait originale.
Le peintre de la "douceur de vivre"
Jean Honoré Fragonard, né à Grasse pendant les belles années du règne de Louis XV, est mort à Paris, Napoléon étant le maître de l'Europe. À vingt ans, il avait obtenu la première place au concours de Rome ; à soixante, il était membre du Conservatoire des arts et fut, à ce titre, l'un des organisateurs du futur musée du Louvre.
Provençal de naissance, Fragonard n'est guère âgé que de six ans lorsque sa famille se fixe à Paris. Sa vocation s'affirme vite et il devient l'élève de Chardin et de Boucher. Par cet apprentissage, il acquiert une maîtrise technique sans faille : dans un siècle où l'on s'entendait au métier, Fragonard est l'un de ceux qui peignent le mieux.
Ayant obtenu en 1752 le prix de Rome, il passe en Italie les années de 1756 à 1761. Le directeur de l'Académie de France est alors Natoire, qui surveille attentivement ses élèves. Fragonard travaille avec zèle et acquiert une connaissance très étendue de la peinture italienne, qu'il approfondira encore lors d'un second voyage en 1773-1774. C'est à Rome qu'il se lie avec l'abbé de Saint-Non et Hubert Robert, qui deviendront ses deux grands amis. Dès son retour en France, il est reçu à l'Académie de peinture. Malgré ces débuts éclatants, il apparaît vite qu'il ne cherche pas une carrière officielle et il se consacre délibérément à une clientèle d'amateurs. Vivant dans l'aisance, heureux dans sa famille, il mène une existence paisible que les troubles politiques de la fin du siècle n'affecteront guère.
Restif de La Bretonne, Laclos, André de Nerciat et Sade sont les contemporains de Fragonard. Le goût de la galanterie, allant jusqu'au libertinage et même jusqu'à la pornographie, demeure vivace. Les représentations scabreuses sont loin de déplaire au peintre académicien, et certains de ses tableaux les plus célèbres appartiennent à cette veine. En 1767, il exécute Les Hasards heureux de l'escarpolette (Londres, galerie Wallace) : la robe satinée de la jeune personne sur la balançoire fait une tache rose au milieu du feuillage ; on voit seulement une jambe dans un bas argenté. La belle pose sur l'indiscret, qui s'est caché dans un buisson devant elle, un regard dont la coquetterie ne trahit guère d'alarme. Plus ouvertement grivois sont des tableaux comme La Jeune Fille faisant jouer son chien dans son lit (collection particulière), connu sous le nom de La Gimblette ou Le Feu aux poudres (musée du Louvre) : draps en désordre, chairs nues modelées en rose et bleu, allusions « obscènes » à peine déguisées dans le sujet ou le titre même des œuvres.
Ce sont des peintures de ce genre qui ont fait la réputation de Fragonard. À bien les regarder pourtant, il apparaît qu'il n'y est fait nulle part à une sensualité morbide ou dépravée. Le tableau des Baigneuses, que conserve le Louvre, relève de la même inspiration : on y voit des jeunes filles s'ébattre dans un ruisseau, au milieu d'un bois ; c'est un enchevêtrement de corps nus, autour desquels bouillonnent l'eau et les draperies. L'atmosphère est voluptueuse, certes, mais le ton est celui de la gaieté et d'une sorte d'ivresse joyeuse, sans rien de trouble ou de pervers. Un pinceau léger, souple et fluide, suit la vivacité des mouvements, tourbillonne avec les formes et les reflets.
Le poête de l'amour et de la nature
Le succès indéniable, et justifié, qu'a rencontré Fragonard dans le genre de la peinture frivole et libertine ne révèle qu'un aspect d'un talent beaucoup plus large et plus divers. Il laisse assez vite de côté la peinture d'histoire, malgré l'accueil très favorable, enthousiaste même, qu'avait rencontré le Corésus et Callirrhoé (1765, Louvre), son tableau de réception à l'Académie. En revanche, dès son séjour à Rome, il avait montré un don tout particulier pour la peinture de paysage. À cette époque, ses productions se distinguent encore mal de celles de Hubert Robert, l'ami avec lequel il allait travailler à la campagne. Si l'on n'est pas sûr qu'il soit allé aux Pays-Bas, des tableaux comme L'Orage (env. 1760, Louvre) ou le Paysage aux laveuses (musée de Grasse), avec leurs grands ciels nuageux et mouvementés, attestent au moins qu'il a dû longuement méditer la leçon des paysagistes hollandais.
La nature n'est pas le seul objet qui retienne son attention. Mais un trait du génie de Fragonard se décèle clairement dans cette sorte d'ouvrages : son amour et son sens profond de la réalité . Il est capable de les déployer aussi bien dans la nature morte, comme le montrent le guéridon de bois sombre et l'écharpe soyeuse à raies blanches du Baiser à la dérobée (musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg). On y reconnaît d'emblée l'élève de Chardin. Or c'est ce sens instinctif des objets comme des êtres vivants qui nous donne la clef de sa peinture galante. Il ne s'agit pas d'érotisme entendu au sens moderne du mot, mais tout simplement d'amour. L'Instant désiré (Paris, coll. Arthur Veil-Picard) montre, sur un lit, un garçon embrassant une fille. Ce pourrait n'être qu'une banale grivoiserie, mais l'élan passionné de l'amante, dont le corps nu forme une oblique qui commande la composition de tout le tableau, les bras enlacés, les visages à peine indiqués s'enlevant sur le fond indistinct de l'alcôve, tout est calculé pour rendre sensible le secret émoi de la chair.
La nuance de gravité que Fragonard sait donner au traitement des sujets en apparence les plus badins se remarque aussi dans ses travaux de décoration. On ne sait pas grand-chose de son activité dans ce domaine. Presque tous les ensembles sont détruits, ou au moins dispersés. Par chance, les panneaux peints pour Madame du Barry, à Louveciennes (1770-1773), sont conservés et réunis dans la collection Frick à New York. Fables galantes, semble-t-il ; mais une mystérieuse profusion de feuillages et de fleurs envahit les scènes où sont installés, tout petits dans leurs étincelants costumes, les personnages. Cet effet est encore plus évident dans la Fête à Saint-Cloud (Banque de France). Là encore on a affaire à une scène, avec les coulisses que constituent les arbres des côtés et une grande échappée bleue au milieu ; des buissons prolifèrent sur le devant. Les forains qui s'agitent sur leurs minuscules estrades, le public qui les entoure, tout cela est enveloppé par l'immense respiration qui pénètre les nuages, les feuilles, les branches recourbées. Dans la Fête à Rambouillet (Lisbonne, coll. Calouste Gulbenkian), il ne reste plus que l'eau qui se brise sur les rochers, une rive escarpée couverte de végétation, des frondaisons lointaines bouchant un ciel sombre. Le climat est presque dramatique ; l'accord qui régnait entre les hommes et la nature semble sur le point de se rompre : c'est déjà une vision romantique.
Fragonard appartient profondément au XVIIIe siècle. Avec les Guardi à Venise et Franz Anton Maulbertsch à Vienne, il est l'un des derniers représentants de la peinture rococo, arrivée au point extrême de son évolution. Le primat accordé à la touche le conduit parfois jusqu'aux tentatives les plus hardies et en un sens les plus modernes. Dans la série des portraits dits « de fantaisie » , peints autour de 1770, un pinceau nerveux et rapide agence des traînées de couleur en réseaux presque arbitraires, sans même daigner toujours couvrir le fond. Comme Maulbertsch, les courants nouveaux de la peinture ne l'ont pas laissé indifférent ; la Fontaine d'Amour (env. 1785, Londres, galerie Wallace) présente des accents qui évoquent David ; la volonté de travailler dans le goût antique est évidente. D'autres œuvres renvoient au contraire, comme chez Francesco Guardi, l'écho d'une mélancolie et d'une inquiétude qui préludent au romantisme, comme on l'a déjà signalé. Aussi convient-il de corriger l'image que l'on se fait, trop souvent, d'un Fragonard qui serait seulement le plus grand parmi les petits maîtres.
(Georges BRUNEL, « FRAGONARD JEAN HONORÉ - (1732-1806) », Encyclopædia Universalis)